L’émergence des bâtiments de grande hauteur et des gratte-ciel dans le paysage urbain est désormais une pratique de plus en plus répandue dans nos villes modernes et les mégapoles du monde. Cependant, la construction de ce type de bâtiments n’est pas toujours justifiée par la croissance démographique urbaine exponentielle mais aussi par des intérêts politiques, économiques, capitalistes, etc. « Le gratte-ciel naît du désir de quelques «capitaines d’industries » à manifester leur puissance économique et leur réussite professionnelle […] et des firmes se dotent de sièges sociaux à la hauteur de leur richesse et leur pouvoir. » [19]
Cette obsession de rentabilité et de rivalité entraîne une incidence écologique majeure et il est temps de s’interroger sur l’impact environnemental de ces « symboles de pouvoir » et sur la pertinence de construire des IGH ( immeuble de grande hauteur) dans un contexte de transition climatique que nous vivons actuellement. Il me semble aussi important d’analyser la limite d’hauteur que les bâtiments ne devraient pas dépasser afin d’établir la juste mesure entre la rentabilité économique, l’intégration dans le territoire et leur pertinence environnementale. « Jusqu’à une certaine hauteur, la densité peut être bénéfique pour l’ensemble d’un quartier »[20] mais « il n’existe pas de taille idéale, elle est toujours variable et se justifie par le site, l’histoire, les activités, etc. » [21]
Au fait, y a-t-il une limite d’hauteur raisonnable des gratte-ciel ? Ou bien l’expression-même est un paradoxe car si l’on édifiait raisonnablement il n’existerait pas de gratte-ciel. «Il n’y a pas de définition absolue de ce qui définit un «grand bâtiment»; la définition est subjective »[22] En effet, la notion de tour et d’IGH est différente d’un pays à l’autre, mais malgré la variété de classifications afférentes aux réglementations de chaque pays, la perception de «grande hauteur» est surtout liée aux trois facteurs: d’une part, en la comparant à la taille humaine, d’autre part, en prenant en compte la différence entre la hauteur d’une tour et les bâtiments situés dans sa proximité immédiate et, enfin, en prenant en compte la proportion même de l’édifice. Plus qu’une question d’hauteur ou de nombre d’étages «tout édifice qui dépasse le plafond d’une ville représente pour le passant une tour».[23] Un bâtiment de 50 mètres de hauteur situé à Paris n’aura pas la même perception d’hauteur que le même bâtiment placé au centre-ville de Shanghai.

En France, la définition des IGH diffère en fonction de son usage et dépend de la hauteur du plancher bas du dernier niveau de l’immeuble pouvant être atteint par les pompiers. A cet effet, un immeuble à usage d’habitation est classé IGH si la hauteur du dernier plancher dépasse 50m tandis que pour tous les autres immeubles la hauteur de référence est limitée à 28 m.[24]
Cependant, et indépendamment des cadres réglementaires spécifiques de chaque pays, dans la société contemporaine, certains promoteurs semblent partager les mêmes ambitions puisque dans leur quête du dépassement et de compétition entre eux-mêmes, ils veulent construire encore plus haut pour battre les records antérieurs. « Le gratte-ciel devient emblème, logo, marque. Il symbolise l’audace capitalistique, le challenge, le défi. Il rêve de compétition, de dépassement, de « toujours plus haut» […]. La tour exprime l’arrogance du capitalisme des entreprises multinationales, des établissements financiers .»[25]
Un exemple éloquent me semble le projet du groupe immobilier Sumitomo Forestry [26] qui porte l’ambition de construire une tour au Japon de 350 mètres de hauteur. Malgré leur objectif de construire une tour réalisée en matériaux biosourcés locaux «elle sera faite de 90% de bois pour 10% d’acier»[27] et, le plus probablement d’autres matériaux pour les fondations, second œuvre, etc. qui ne sont pourtant pas mentionnés dans les publications de presse. De plus, il me semble difficile de justifier la pertinence environnementale d’un immeuble de 70 étages, d’autant plus qu’il s’agit d’un territoire où le vent et la séismicité sont des phénomènes récurrents.

D’après la CTBHU (Council on Tall Buildings and Urban Habitat), «pour des raisons de «clarté», les types de structure sont simplifiés […] afin d’indiquer le système structural principal, comme le noyaux vertical, les planchers, les poutres et les poteaux. En réalité, la majorité des bâtiments «en bois» associent bois, acier et béton. En général, « [un bâtiment conçu ou réalisé] intégralement en bois» signifie que le noyaux vertical et la structure horizontale et verticale sont en bois.»[28]
Certains promoteurs des pays européens sont eux aussi dans une dynamique de concurrence et de compétition pour édifier la plus haute tour «écologique» au niveau mondial. A cet effet, la «tendance » actuelle, non pas seulement au Japon mais aussi dans d’autres pays à travers le monde, est de construire des bâtiments de plus en plus hauts réalisés en bois et en éléments constructifs dérivés du bois.

A l’heure actuelle, la tour de Mjøs localisée dans la ville de Brumundda en Norvège est la plus haute tour «en bois» au monde.[28] Livrée en mars 2019, sa réalisation s’appuie sur les apprentissages acquis lors de la construction de la tour Treet, livrée quatre ans plus tôt à l’ouest du pays, qui a détenu le record mondial de hauteur de la construction en bois pendant plusieurs années.

Pourtant, plus que réaliser une «construction écologique», l’ambition prioritaire du promoteur a été de construire la plus haute tour en bois au monde. Bien après le démarrage du chantier, lorsque les fondations étaient déjà réalisées, le promoteur a décidé de rajouter une pergola au sommet de la construction afin de dépasser la taille de la plus haute tour en bois construite jusqu’à ce jour-là, le bâtiment Brock Commons, livré en 2017 à Vancouver au Canada. C’est ainsi que l’hauteur prévue au stade de conception de la tour de 81 mètres a été prolongée jusqu’à 85,4 mètres.

L’ambition du promoteur de retenir le provisoire record mondial semble avoir pesé plus lourd que les répercussions économiques, environnementales et son (non) intégration dans le cadre urbain. A ce propos, on peut par exemple s’interroger sur la pertinence de construire une tour de 18 étages dans une ville de 10000 habitants qui est caractérisée par un tissu pavillonnaire.

[19] PAQUOT, Thierry (2009): La folie de hauteurs. Critique du gratte-ciel. Paris: infolio (p.10)
[20] PAQUOT, Thierry (2009): La folie de hauteurs. Critique du gratte-ciel. Paris: infolio (p96)
[21] PAQUOT, Thierry (2009): La folie de hauteurs. Critique du gratte-ciel. Paris: infolio (p59)
[22] https://www.ctbuh.org/resource/height?utm_source=dotnetnuke Visonné le 21 septembre 2019
[23] PAQUOT, Thierry (2009): La folie de hauteurs. Critique du gratte-ciel. Paris: infolio (p13)
[24] https://www.cahiers-techniques-batiment.fr/article/risque-incendie-mieux-proteger-du-feu-en-residentiel.39641
Visonné le 16 septembre 2019
[25] PAQUOT, Thierry (2009): La folie de hauteurs. Critique du gratte-ciel. Paris: infolio (p.10)
[26] Société dont le siège social est au Japon et qui se consacre principalement à l’industrie forestière.
[27] https://www.lemoniteur.fr/article/une-tour-en-bois-de-350-metres-le-pari-fou-d-un-promoteur-immobilier-japonais.1953589 Visionné le 22 octobre 2019
[28] CTBUH Jurnal (2017): Tall building in numbers. (2017 Issue II) (p.47)
[28] ABRAHAMSEN, Rune – Mjøstårnet – Construction of an 81 m tall timber building | Rune Abrahamsen |Internationales Holzbau-Forum IHF 2018 (p41)