LE GRATTE-CIEL – UN MODÈLE ÉCOLOGIQUE?

« En 2008, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, plus de la moitié de la population vivait en milieu urbain » [2] et il est estimé qu’en 2050 environ 68% de la population mondiale sera urbaine.[3] La croissance démographique urbaine dans les pays en voie de développement amplifie l’urbanisation des villes et leur développement concomitant sur le plan horizontal et vertical. A cet effet, les deux formes d’urbanisation, tant l’étalement urbain que le développement en hauteur des villes, engendrent des conséquences non négligeables sur le plan économique, culturel, socio-politique, urbain mais aussi et surtout sur le plan environnemental.


« En France […] l’artificialisation continue de progresser nettement plus vite que la population » [4] et les deux tiers de ces surfaces sont bétonnés. « Un nombre préoccupant de territoires connaissent une forte artificialisation, malgré une faible croissance démographique et économique».[4] A cet effet, un certain nombre de dispositifs, dont notamment la loi ENE qui offre certaines possibilités pour encadrer la densité dans les SCoT et la loi ALUR, qui modifie certaines règles de droit pour faciliter la densification [5], se mettent en place pour lutter contre l’artificialisations du territoire métropolitain. Ainsi, les mesures de suppression du COS et du seuil minimal pour les terrains à bâtir en ville encouragent la densification urbaine pour lutter contre l’artificialisation des sols due à l’étalement urbain. L’émergence
de bâtiments de grande hauteur et des gratte-ciel est de plus en plus répandue mais ce n’est pas pour autant une alternative à l’étalement urbain, car «là où on édifie des tours, l’urbansprawl ne s’interrompt pas, comme par miracle!»[6]

De plus, la densité ne constitue pas vraiment un indicateur pertinent et de nombreuses études menées à ce sujet le montrent. Par exemple, une étude récente sur la densité urbaine[7] montre qu’une densité élevée peut être atteinte non pas uniquement avec des immeubles de grande hauteur et que, pour une même surface de terrain et une densité spécifiée, l’on peut obtenir la même SDP sans forcément édifier en hauteur.


« L’urbanisme vertical et l’urbanisme horizontal sont plus à assortir qu’à opposer. D’un côté, […] la dispersion de la population [qui] rend coûteux les infrastructures et les équipements»[8], entraine la dégradation des terres agricoles, la perte de la biodiversité et la modification des cycles hydrologiques, etc., et d’un autre côté, l’édification des tours à des conséquences économiques, urbaines et surtout des conséquences environnementales inquiétantes. Dans ce contexte, y a-t-il une juste mesure entre le développement des villes en hauteur et l’étalement urbain? L’émergence d’un gratte-ciel dans une ville s’impose aux passagers et à son environnement proche, souvent défini par un cadre bâti beaucoup plus bas. Il brise l’harmonie d’un bâti existant (tant en raison de son imposante échelle qu’en raison de son expression architecturale), prive de soleil les bâtiments avoisinants par son ombre envahissante, expose ses plateaux de bureaux à une source de lumière directe et constante, rend dépendants ses usagers aux appareillages mécaniques et perturbe le trafic routier par sa simple présence (plus la concentration humaine des gratte-ciel est élevée plus la fluidité du trafic est impactée).


A ce propos, il me semble également essentiel de se questionner sur la rénovation à terme des tours et sur la durée de vie des matériaux utilisés (dont notamment les finitions) et des équipements mécaniques utilisés. Le gratte-ciel «hight-tech» est-il une preuve du progrès alors que c’est la complexité-même des systèmes mécaniques qui rend leur entretien et leur maintenance difficile? Est-ce bâtiment adapté aux évolutions futures, tant technologiques qu’aux évolutions de modes d’habiter, de vivre, de travailler, etc.? Il me semble désormais essentiel d’intégrer en phase conception une étude chronotopique et se questionner sur la temporalité de ces bâtiments «mixtes» édifiés dans une société en pleine mutation.


A l’heure actuelle, il n’y a «aucune réflexion critique sur l’urbanisme de tours, aucune étude économique et écologique sur le coût environnemental des tours et leur entretien, aucune estimation du budget nécessaire à leur démontage et au réemploi de leurs matériaux, aucune analyse psychosociologique sur la vie en hauteur pour l’humain, aucun bilan carbone des tours existants, aucune comparaison entre un quartier dense sans tour et un bouquet de tours, qui nécessite d’abord et avant tout un transport collectif hautement performant pour éviter l’afflux d’automobiles » [9].

Une tour exige avant tout de lourds investissements pour sa construction et coûte aussi cher pendant sa durée de vie, à la fois dans son fonctionnement et aussi dans son entretien. Dans un premier temps, les matériaux de construction deviennent de plus en plus sophistiqués, plus rares et plus chers, la hauteur toujours croissante demande des fondations plus profondes et une quantité d’éléments constructifs plus importante, les systèmes de plus en plus «high-tech» entraînent des surcouts supplémentaires, etc. Une fois édifiée, le coût de son fonctionnement (ascenseur, éclairage, climatisation, chauffage, vigile etc.) et les entretiens nécessaires (des équipements, réparations, nettoyage, etc.) entraînent des répercussions économiques importantes.


A ce propos, l’on peut s’interroger notamment sur le coût d’entretien des doubles vitrages des murs rideaux qui habillent les tours et qui nécessitent un entretien très laborieux et du personnel qualifié. De la même manière, on peut se demander quel est le coût de fonctionnement des ascenseurs d’autant que plus haute et complexe est la construction, plus nombreux sont les ascenseurs. Ou encore, de l’impact environnemental évalué sur le cycle de vie complet (fabrication, installation, exploitation, recyclage) de ces derniers et du reste des équipements mécaniques englobées dans un gratte ciel. Est-ce «high-tech» vraiment preuve du progrès technique à l’heure du dérèglement climatique?


Les consommations énergétiques ainsi produises se répercutent inévitablement sur le bilan environnemental d’une tour mais il me semble pourtant important d’évoquer aussi les répercussions collatérales qu’une tour entraîne. Une démarche responsable et écologique concerne en effet l’environnement mais cela concerne aussi l’économie locale, le contexte historique, le contexte culturel, voire la justice sociale. Or, la tour ne s’intègre pas dans une stratégie éco-responsable du territoire, puisqu’elle n’est pas contextualisée par rapport à son climat et à son territoire, elle ne s’intéresse pas aux ressources locales ni à l’aménagement éco-responsable de son territoire d’accueil et encore moins au bien-être de ses habitants. En effet, elle favorise la ségrégation et les inégalités sociales par ses prix d’achat, de location et d’entretien qui sélectionnent les classes sociales qui peuvent y accéder.


Le gratte-ciel questionne encore moins la santé physique et mentale des usagers. Il impose un mode de vie qui isole ses habitants, qui «suscite l’écartement du groupe social» [10] (par la pénurie des espaces communs, des jardins, etc.), qui favorise la dépendance des équipements mécaniques et est à l’origine des nombreux effets nocifs sur la santé, dont notamment le syndrome SBM (syndrome du bâtiment malsain). D’ailleurs, des études scientifiques récentes menées à ce sujet ont prouvé que «les radiations et d’autres champs électromagnétiques tels que les champs magnétiques et l’électricité « polluée » (dirtyelectricity) ont clairement été associés à une glycémie élevée et au diabète […] et autres épidémies qui sont clairement liés […] au rayonnement électromagnétique et associés à la santé mentale.» [11]

La dépendance des habitants et usagers des appareillages mécanises (air conditionnée, ascenseur, réseau électrique, etc.) entraîne forcément des conséquences sur le bilan environnemental. La consommation énergétique des gratte-ciel n’est pas seulement due à l’utilisation de ses équipements énergivores incorporés mais principalement due à la dépendance d’énergie relevant du transport vertical (dépendance de l’ascenseur) et à la dépendance de l’énergie relevant du chauffage et de l’aération due à la déperdition de chaleur dus aux murs-rideaux.


Une analyses statistique sur la consommation énergétique associé à la hauteur des bâtiments montre que « en comparant des bâtiments de six étages ou moins («bâtiments de faible hauteur») à des bâtiments de 20 étages ou plus («immeubles de grande hauteur»), la consommation d’électricité dans les immeubles de grande hauteur est près de deux fois et demie supérieure à celle des bâtiments de faible hauteur (soit une augmentation de 135%). L’augmentation de l’utilisation de combustibles fossiles (de 40%) est moins marquée. Les émissions de carbone sont plus que doublées, passant de «faible élévation» à «élevée» et que «les bâtiments de faible hauteur pourraient, dans de nombreux cas, réduire la consommation d’énergie sans sacrifier la densité. » [12]

« A l’heure d’une indiscutable crise environnementale, il est irresponsable et aberrant de promouvoir exclusivement ce type de construction, alors même qu’il nous faut inventer et expérimenter diverses manières écologiques de rendre habitable notre petite planète. […] La construction d’une tour est (encore) coûteuse en énergie […]et l’impératif environnemental […] m’oblige à condamner le gratte-ciel […] comme architecture dispendieuse. » [13]


Né « sans aucune prospective attentionnée et environnementale » [14], le gratte-ciel matérialise la modernité car l’imaginaire collectif associe encore l’image d’une ville moderne à la présence de tours. Expression architecturale du progrès technique, le gratte-ciel exige pour son édification le recours aux matières et matériaux en pénurie (dont notamment le sable, le zinc, l’étain), chers et à forte empreinte environnementale. Contrairement aux bâtiments de moyenne hauteur, dont les matériaux de construction peuvent être remplacés par des matériaux plus écologiques, la physionomie monumentale et ascensionnelle des gratte-ciel rend indispensable le recours à une palette limitée de matériaux de construction et à des techniques constructives spécifiques. Ce fait entraine des répercussions sur le bilan environnemental en raison de la valeur très élevée d’énergie grise des matériaux de construction. «Plus un matériau contient d’énergie grise, plus il contribue à la pollution de l’air et à l’épuisement des ressources énergétiques.» [15] Par exemple, «une structure porteuse en métal demande énormément d’énergie grise étant donné que l’acier nécessite 30 à 300 fois plus d’énergie pour la fabrication que le bois»[15] et un mur porteur en béton armé contient 5 fois plus d’énergie grise qu’un mur brique silicocalcaire.[15] En quoi ce bâtiment énergivore et imposant honore ses usagers, son site d’accueil et l’environnement?


Désormais, «Les humains sont à l’origine d’un déploiement technologique qui, dorénavant, se retourne contre eux.»[16]

«La tour de David»[17], un gratte-ciel de 45 étages, conçu initialement pour arbitrer de bureaux et dont la construction n’a jamais été achevée, me semble un exemple éloquent pour montrer la corrélation entre les limites humaines et la dépendance des appareillages mécaniques. Suite à l’interruption des travaux, des habitants illégaux se sont installés dans ce «barrio à la verticale» [18] jusqu’au 28ème étage. Cette limite d’occupation corresponde à la fois à la limite à laquelle les travaux de grosse oeuvre ont été arrêtés et aussi aux limites des ses occupants d’installer les canalisations rudimentaires et de monter, sans accenser, au-delà de ce niveau.

[2] https://www.notre-planete.info/actualites/3966-urbanisation-demographie-mondiale Visionné le 15 octobre 2019

[3] https://migrationdataportal.org/themen/urbanisierung-und-migration Visionné le 15 octobre 2019
[5] Colsaet, ALICE (2019): Artificialisation des sols :quelles avancées politiques pour quels résultats? (N° 02 JANVIER 2019) IDDRI (p.2)
[4] Colsaet, ALICE (2019): Artificialisation des sols :quelles avancées politiques pour quels résultats? (N° 02 JANVIER 2019) IDDRI (p.1)
SOURCE IMAGES : Colsaet, ALICE (2019): Artificialisation des sols :quelles avancées politiques pour quels résultats? (N° 02 JANVIER 2019) IDDRI (p.2)
[2] https://www.notre-planete.info/actualites/3966-urbanisation-demographie-mondiale Visionné le 15 octobre 2019
[6] PAQUOT, Thierry (2009): La folie de hauteurs. Critique du gratte-ciel. Paris: infolio (p.137)

[7] https://www.ucl.ac.uk/bartlett/energy/news/2017/jun/ucl-energy-high-rise-buildings-energy-and-density-research-projectresults
Visionné le 18 octobre 2019
[8] PAQUOT, Thierry (2009): La folie de hauteurs. Critique du gratte-ciel. Paris: infolio (p.86)
[9] PAQUOT, Thierry (2009): La folie de hauteurs. Critique du gratte-ciel. Paris: infolio (p71)

[10] PAQUOT, Thierry (2009): La folie de hauteurs. Critique du gratte-ciel. Paris: infolio (p.158)

[11] https://smartmeterharm.org/2019/01/16/dr-sharon-goldberg-testifies-at-michigan-5g-small-cell-tower-legislation-hearing-october-
4-2018-wireless-radiation-has-biological-effects-period/ Visionné le 19 novembre 2019

[12] https://www.ucl.ac.uk/bartlett/energy/news/2017/jun/ucl-energy-high-rise-buildings-energy-and-density-research-project- results Visionné le 18/10/2019

[13] PAQUOT, Thierry (2009): La folie de hauteurs. Critique du gratte-ciel. Paris: infolio (p.24)
[14] PAQUOT, Thierry (2009): La folie de hauteurs. Critique du gratte-ciel. Paris: infolio (p.112)

[16] PAQUOT, Thierry (2009): La folie de hauteurs. Critique du gratte-ciel. Paris: infolio (p.145)
[18] https://www.lesinrocks.com/2014/07/31/actualite/actualite/evacuation-tour-david-la-fin-plus-haut-squat-du-monde/Visionné le 2 décembre 2019
[17] Centro financiero confinanzas, plus connu sous le nom de «la tour de David», est une construction debutée en 1990 à Caracas,
Venezuela. Le projet fut abandoné aux alentours de 1944 suite au décès du promoteur, David Brillembourg.
[15] https://www.ecoconso.be/fr/L-energie-grise-des-materiaux-de Visionné le 6 septembre 2019